Une agence de presse devrait-elle pouvoir présenter une information venant d’un gouvernement non démocratique sans en expliciter la source et sans la commenter ?
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Heureux événement à Gaza : le petit Walid y est le 2 millionième habitant.
C’est du moins ce qu’a annoncé son père, dans un clip vidéo tourné par l’Agence France-Presse, avant de se voir remettre sous les yeux de la caméra un certificat officiel par « un membre du ministère de l’Intérieur », en chemise bleue au milieu de la photo.
Alors, émue, la maman ? Pas à l’entendre :
J’encourage toutes les mères palestiniennes à donner naissance à plus d’enfants, car le peuple palestinien endure une situation particulière, et surtout ici à Gaza. Une guerre se déclenche tous les deux trois ans et chacune fait 4000 ou 3000 morts. Donc, nous avons besoin de donner naissance à de plus en plus d’enfants parce que de nombreux individus sont tués.
Un message politique, dénué de toute émotion maternelle. Mais, surtout, un message faux :
- même les estimations les plus larges, celles présentées par le Hamas, tournent autour de 2.000 morts pour la guerre de 2014;
- en 2012, l’AFP elle-même annonçait 163 morts palestiniens;
- quant au conflit de 2008-2009, les estimations les plus larges indiquent autour de 1.300 personnes tuées à Gaza.
Dire que chaque conflit fait « 4000 ou 3000 » morts est donc faux. C’est digne de la propagande du Hamas, mais pas d’un service d’information comme l’AFP.
Chacun sait que les guerres menées à Gaza le sont face à Israël, qui est donc implicitement accusé de tuer des Palestiniens. Présenter ces derniers uniquement comme des victimes (alors qu’un nombre important des personnes tuées sont des combattants) permet d’évacuer toute question sur leur propre responsabilité, à commencer par celle du Hamas et des différents groupes armés voués à la destruction d’Israël.
Habituellement, un reportage est conclu ou commenté par le journaliste qui apporte son commentaire sur les faits. Pas ici. Le message politique de la maman de Walid est appuyé par l’intervention d’un membre du ministère de l’Intérieur (du Hamas, mais ce n’est pas marqué) qui clôt le reportage en fustigeant un « siège injuste » et prévoit trois millions d’habitants à Gaza d’ici 2035.
Le nom du Hamas n’est jamais mentionné dans cette vidéo alors que tout le scénario tourne autour d’une récompense remise par le gouvernement du Hamas à des parents forcément obligés, comme dans tous les régimes totalitaires, d’appuyer le récit du gouvernement.
Comme aucun commentaire de l’AFP ne vient mettre en perspective la version présentée, l’internaute est invité à prendre ces informations, fausses et issues d’une dictature, comme fiables puisque émanant du plus grand organe de presse français.
Une campagne organisée
Certains journaux français (Le Point, le Courrier international) ont diffusé la nouvelle de l’AFP et auront ainsi contribué à désinformer quelques milliers de lecteurs.
L’AFP a utilisé différents canaux, y compris son compte Twitter, et traduit son article et sa vidéo en anglais, permettant d’atteindre un large public du Liban (The Daily Star) à l’Afrique du Sud (News24) en passant par les Etats-Unis (vidéo sur msn).
Même certains médias israéliens en anglais (i24 News, Times of Israel, JerusalemOnline) ont relayé la nouvelle.
Tous reprenant l’affirmation, discutable nous le verrons, selon laquelle la bande de Gaza « surpeuplée » a l’une des densités de population les plus élevée au monde, et présentant comme un fait certain malgré la source partisane de l’information la barre des 2 millions d’habitants atteints (des données divergentes existent, comme celles du CIA World Factbook qui estimait, lui, le nombre d’habitants de la bande de Gaza à 1.753.327 en juillet 2016…).
Le site israélien Ynet relayait lui aussi ces affirmations – mais en y ajoutant une précision de poids : le père de Walid, prénommé Jihad, aurait déclaré :
J’espère que mon fils deviendra un des soldats (de la Brigade des Martyrs) d’al-Aqsa.
Une information qui, si elle est exacte, indique que le père du « 2 millionième habitant de Gaza », présenté par l’AFP comme un simple citoyen, voudrait faire de son fils un terroriste.
Surpopulation ?
L’annonce du seuil démographique atteint sert à présenter Gaza dans la dépêche de l’AFP comme :
l’une des entités politiques les plus densément peuplées au monde.
Une manière de renforcer l’image de « prison à ciel ouvert » que les activistes pro-palestiniens cherchent à imposer. La vidéo va dans le même sens en montrant des images de béton mises en relation avec la faible superficie du territoire :
Seulement, voici à quoi ressemble la partie centrale de la bande de Gaza, juste au sud de la ville de Gaza, vue du ciel :
Comment le lecteur qui s’informe sur « l’enclave palestinienne exiguë » et « surpeuplée » pourrait-il un seul instant imaginer l’existence de ces espaces ruraux ?
Avec 2 millions d’habitants, la bande de Gaza qui s’étend sur 365 km2 frôlerait les 5.500 habitants par km2. Une densité élevée en comparaison par exemple avec les environ 3.700 habitants par km2 de l’agglomération parisienne, mais tout de même bien éloignée des un peu plus de 21.000 habitants par km2 de Paris intra-muros. Au centre de la ville de Gaza vivent environ 10.000 habitants par km2, moitié moins qu’à Paris ! Et ce n’est rien à côté d’une ville comme Manille, dont le centre héberge 43.000 habitants par km2.
On peut aussi s’en tenir, comme la dépêche, à la notion « d’entités politiques » et ne considérer que des états ou territoires autonomes : Singapour et Hong Kong connaissent tous les deux une densité de population plus élevée que la bande de Gaza ce qui ne les empêche pas, sans être spécialement bien dotés en ressources naturelles, de figurer parmi les entités politiques les plus développées au monde.
La densité de population n’est tout simplement pas un critère suffisant pour décider qu’un territoire est surpeuplé, puisque le terme de « surpopulation » désigne une « population excessive par rapport aux ressources. » Des ressources qui, à Gaza, sont fréquemment détournées par le Hamas pour soutenir ses activités militaires, au détriment de la population civile.
Que dit la charte déontologique de l’AFP ?
InfoEquitable a consulté la charte déontologique de l’AFP.
Les journalistes de l’AFP identifient leurs sources d’information dans latransparence.
Ici, la source est « le ministère de l’Intérieur à Gaza ». Or à Gaza, comme le mentionne la dépêche dans son tout dernier paragraphe, c’est le Hamas qui gouverne. C’est donc lui qui dirige le ministère. Pourtant, l’AFP ne mentionne nulle part explicitement que les informations données l’ont été par le Hamas et que le film a été réalisé sous son contrôle. Il n’y a d’ailleurs pas une seule mention du Hamas dans la vidéo.
On lit également :
Les contenus issus de groupes armés et des armées doivent aussi être clairement identifiés en tant que tels afin de ne pas être confondus avec la production AFP.
Le Hamas est à la fois un gouvernement, puisqu’il est au pouvoir à Gaza, et un groupe armé en lutte contre Israël. Il est par ailleurs considéré comme une organisation terroriste par l’Union européenne.
Commentaire
InfoEquitable a des questions pour l’AFP :
- Quel a été le rôle du Hamas dans le tournage, notamment quant au choix et à l’encadrement des personnes interrogées ?
- Pourquoi aucun commentaire d’expert externe n’est-il venu analyser les propos du représentant du ministère de l’Intérieur ?
- Et surtout, pourquoi le nom du Hamas n’est-il mentionné nulle part en tant que source dans ce reportage et cette dépêche labellisés AFP ?
Quant à vous, chers lecteurs, vous pouvez agir par deux moyens : en partageant cet article et en interpellant vous aussi l’AFP ici : https://www.afp.com/fr/contactez-lafp.
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Auteur : © InfoEquitable
Images : extraites de la vidéo AFP TV